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Transhumanisme : les leçons d’une histoire californienne

La Californie n’est pas une usine à rêves seulement parce qu’elle a inventé Hollywood (ou parce qu’Hollywood a inventé la Californie…). Les courants d’idée, les théories et les expérimentations les plus étonnantes y foisonnent, avec un optimisme contagieux, mais avec aussi une âpreté et une violence. La plupart de ces courants sombrent dans l’oubli, mais certains se diffusent dans le monde et connaissent un succès étonnant : l’interdisciplinarité scientifique, le New Age, les techniques de développement personnel, le mouvement LGBT, les technopoles, l’informatique personnalisée, etc. À cette liste, il convient d’ajouter le transhumanisme.

« Extropy », le transhumanisme en 1990

En effet, s’il est présent en Europe (au premier rang desquels se trouve l’Institut pour le Futur de l’Humanité à l’Université d’Oxford), le transhumanisme est né au début des années 1990 dans le bouillon de culture californien. Il s’appelait à cette époque « Extropy » et cultivait un libertarisme enthousiaste qui se proposait de mettre à la portée de tous une vie prolongée, sans vieillesse, la colonisation spatiale, l’augmentation de nos capacités, etc. Les enfants de cette version libérale du transhumanisme sont bien connus : l’Institut de la Singularité de Ray Kurzweil, la quête immortaliste de tech-milliardaires comme Peter Thiel, Larry Page ou Mark Zuckerberg…

Lorsque les dirigeants de Google créent en 2013 la firme de biotechnologie Calico avec comme objectif affiché de « tuer la mort », les commentateurs se sont demandé s’il s’agissait d’une conviction ou d’une stratégie industrielle. Les Européens qui participent aux séminaires de l’Institut de la Singularité reviennent souvent avec la même impression : les thématiques transhumanistes sont-elles un argument commercial ou une conviction idéologique ?

Le transhumanisme issu de la contre-culture des années 1970

À vrai dire, c’est à la fois un argument commercial et une conviction idéologique, un projet de développement économique et une utopie. Les deux ne s’opposent pas, bien au contraire. Pour le comprendre, il faut replacer le transhumanisme dans son enracinement américain : celui d’une culture qui a souvent conjugué réussite économique, utopie sociale et aspiration religieuse. La contre-culture des années 1970 et 1980 n’y échappe pas et c’est sur ses rivages que le transhumanisme s’est développé. La contre-culture avait deux faces : d’une part la Nouvelle Gauche, liée au mouvement des droits civiques ; d’autre part une mouvance apolitique, celle de tous ceux qui sont partis fonder des communautés au cours de l’été 1969. Ils entendaient changer le monde en se transformant eux-mêmes grâce à des techniques individuelles, qui allaient de la pratique de la méditation à l’utilisation de la toute nouvelle calculatrice d’Hewlett Packard, des tentes de sudation des Navajos aux prodromes de l’informatique personnalisée.

Technologies pour tous

Cette technophilie a nourri une conception de la technologie qui a été ensuite systématisée et élevée à l’échelle industrielle à partir des années 1990?: les technologies doivent être accessibles à tous, par la vertu du libre-échange, avec le moins d’intermédiaires possibles, tout le monde devenant à la fois consommateur et entrepreneur ; les technologies sont là pour nous transformer, modifier notre esprit et notre rapport au monde, métamorphoser notre corps. Cette conception a irrigué toute l’industrie de l’informatique et des NTIC puis, à présent, des biotechnologies ou du voyage spatial : proposer le décryptage du génome pour 999 dollars ou développer des programmes spatiaux privés participent de cette vision. L’aspiration techno-utopique, cette idée que les technologies sont les moteurs du changement social et individuel, a inspiré leur développement et leur design. On comprend dès lors pourquoi il n’y a pas à choisir entre l’utopie et le business : c’est par le business que l’utopie technologique peut se développer. La conjonction entre cette conception utopiste de la technologie et des capitaines d’industrie s’est faite dans le creuset californien, et le mouvement transhumaniste fut un des lieux de cette conjonction, sans doute le plus cohérent idéologiquement. Ainsi critiquer le transhumanisme en y dénonçant une mystification commerciale tombe à plat.

Quels objets voulons-nous pour vivre ?

Par contre, son histoire met en lumière quelle vision du monde inspire en partie le design et le développement des technologies. Celles-ci ne sont pas neutres, comme l’a bien formulé le philosophe Pierre-Paul Verbeek : un objet technologique, c’est de la morale matérialisée. Quelle utopie, quelle vision de la société ou de l’homme se matérialisent dans les objets ? Les mouvements citoyens ont commencé à se saisir du contexte de fabrication des biens : il peut en être de même de la conception et du design des objets. Quels objets voulons-nous pour vivre ? Des technologies qui dissolvent le monde ou qui le favorisent ? Des technologies citoyennes ou individualistes ? Cette question est un bien commun : elle appartient aux entreprises, aux écoles de design et d’ingénieurs, aux chercheurs, mais aussi à tous les citoyens. Ce n’est pas seulement une affaire de geeks qui rejettent les produits d’Apple ou de Microsoft pour leur tendance à enfermer l’usager dans des processus clos. Des lanceurs d’alerte apparaissent parmi les designers et les ingénieurs. Il est grand temps que cela soit considéré comme une affaire politique dont doivent se saisir, bien plus largement qu’actuellement, les mouvements citoyens et les partis politiques.

Source : La Croix [Franck Damour, historien, essayiste, intervenant au séminaire de recherche, Humanisme, Transhumanisme, Post Humanisme, du Collège des Bernardins]

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